dimanche 29 juillet 2007

Baiser volé : l'art conceptuel et le droit d'auteur


"J'ai déposé un baiser. Une empreinte rouge est restée sur la toile. Je me suis reculée et j'ai trouvé que le tableau était encore plus beau... Vous savez, dans cette salle vouée aux dieux grecs, c'était comme si j'étais bercée, poussée par les dieux... Cette tache rouge sur l'écume blanche est le témoignage de cet instant ; du pouvoir de l'art."

C'est en ces termes que l’artiste Rindy Sam a expliqué son geste au quotidien La Provence, repris dans le Monde dans son article en date du samedi 28 juillet 2007.

Seulement voilà, ce qui peut paraître à certain comme relevant d’une démarche artistique pleine d’amour à l’égard de l’œuvre de Cy Twombly, est considérée par la galerie comme un acte de vandalisme.

Qu'est-ce que vous dites ? Un baiser sur une toile... un acte de vandalisme ?

Et oui, il y a de quoi faire sourire.

Mais, dura lex sed lex (la loi est dure, mais c'est la loi) pourra dire le juge dans quelque mois.

En effet, selon les dispositions de l’article L. 121-1 du Code de la propriété intellectuelle, « l'auteur jouit du droit au respect de son nom, de sa qualité et de son œuvre ».

Concrètement, l’auteur peut s’opposer à toute atteinte, tant matérielle que spirituelle, portée contre son œuvre.

Selon la jurisprudence, l’auteur peut "exiger le respect de son œuvre dans son intégrité et dans ses détails" (CA, 12 mars 1936), car ce "respect est dû à l’œuvre telle que l’auteur a voulu qu’elle fût" (CA, Paris, 27 septembre 1996), il a alors "le droit absolu de s’opposer à toute altération, si minime qu’elle soit, susceptible d’en altérer le caractère et de dénaturer sa pensée" (CA, Paris, 20 nov.1935).

Et nombreuses sont les décisions condamnant des mutilations. En atteste l’affaire Buffet (C.cass 1965) où l’artiste avait fait don d’une de ses œuvres qui, après avoir été apposée sur un réfrigérateur, s’est vu découper en morceaux (l’œuvre, pas l’artiste bien sûr), ou encore cette décision censurant l’ajout d’une musique dans un film muet (CA Versailles, 1994), sans parler des décisions condamnant les destructions pures et simples d’œuvres.

Ces décisions ne concernent pas seulement les œuvres dites des « beaux arts », on a vu récemment la Cour d’appel de Paris juger que la numérisation d’une chanson en vue de la transformer en une sonnerie de téléphone portable constituait une atteinte au droit au respect de l’œuvre (CA, Paris, 16 sept. 2005).

Il convient toutefois de préciser que si, en matière de droit d’auteur, le juge ne doit pas prendre en compte, selon L. 112-1, ni le genre, la forme d'expression, le mérite ou la destination de l’œuvre, est protégée à travers ce droit moral la personnalité de l’auteur qui s’exprime à travers l’oeuvre.

Il faut comprendre par là que ce n’est pas l’œuvre mais l’auteur qui est visé par cette disposition.

L’art conceptuel pose alors de nombreux problèmes aux juristes, et ce pour plusieurs raisons.

D’abord parce que le statut de l’œuvre y est remis en cause, ce qui a conduit Neslon Goodman, il y a déjà quelques décennies, dans sa recherche de la nature de l’art, a remplacé la question ontologique "Qu'est-ce que l"Art" par celle procédurale "Quand y a-t-il Art ". Une oeuvre d'art n'est (naît) pas une oeuvre, elle le devient, dès lors qu'elle est présentée, déclarée, instituée comme telle.

Ensuite parce que le statut de l’auteur est également mis à mal, jusqu’à sa négation pure et simple, au profit d’un simple geste, d’une performance, d’un concept.

Devant une telle approche, le droit d’auteur semble désarmé, lui qui protège la personnalité de l’auteur à travers la réalisation concrète de son œuvre et postule que "les idées sont de libres parcours", par essence inappropriables en raison de leur appartenance au fonds commun de l’humanité.

D’où les casses têtes posés aux Tribunaux résultant du conflit entre le langage juridique et le langage artistique sur la qualification de l’œuvre d'art conceptuel.

Notre histoire du baiser volé nous renvoie alors aux multiples affaires de l'urinoir de Marcel Duchamp qui est encore dans toutes nos têtes.

Tout commence (enfin on fera comme si) le 20 novembre 1998 lorsque le TGI de Tarascon condamna Pierre Pinoncelli à payer près de 45 000 euros de dommages et intérêts pour avoir uriné dans l'urinoir de Marcel Duchamp et y avoir donné un coup de marteau en 1993.

Le 24 janvier 2006 c’est le TGI de Paris qui le condamne à 3 mois de prison avec sursis et 214 000 euros de dommages et intérêts pour avoir inscrit le mot "Dada" et ébréché l'urinoir de Marchel Duchamp qui, après sa restauration, était exposé au Centre Beaubourg

Enfin, le 10 février 2007, Cour d'appel de Paris, jugeant irrecevable la constitution de partie civile du Centre Pompidou, le condamna à payer (seulement) les frais de réparation de Fontaine (14 352 euros tout de même), assortis de trois mois de prison avec sursis.

Comme l'écrit J.L Reginster,
Pinoncely s'explique sur son geste : il se considère comme un artiste de performance qui donne à ses actions la dimension d'œuvres d'art. Son geste est doublement symbolique. Répondant à la mystification de Duchamp en refaisant de l'urinoir statufié une simple pissotière, il sublime ensuite l'objet par un coup de marteau assassin et lui restitue ainsi le statut artistique auquel il avait été une première fois élevé. Précisons que Duchamp lui-même avait déclaré à propos de sa "Fountain" qu'il avait voulu présenter là un exercice sur la question du goût, que le danger, c'était la délectation artistique et qu'on pouvait "faire avaler n'importe quoi aux gens". Bref, il ne se prenait pas trop au sérieux et se fichait assez ouvertement de ses admirateurs.
Il va sans dire que l’Etat, propriétaire de la « Fountain », ne le voyait pas de cet œil.
En 1998, le tribunal va donc admettre que l'urinoir de Duchamp n'est que mystification, qu'il procède en quelque sorte du paradoxe selon lequel "cela est de l'art parce que je le dis, et je le dis parce que j'ai réuni toutes les conditions pour le dire : je suis célèbre, j'ai daté et signé l'urinoir, j'en ai transformé la posture, je l'ai intitulé "Fountain".

Mais l'action de Pinoncely procède aussi de ce même esprit mystificateur : admettons qu'il urine dans une pissotière mais prétende transfigurer celle-ci en œuvre d'art par la vertu d'un coup de marteau destructeur, relève d'un état d'esprit qui manque de logique. Pinoncely ne peut rendre ainsi artistique un objet dont il a nié qu'il l'était.

Le Tribunal décide donc de prendre notre homme à son propre jeu : sur la scène de l'art conceptuel, tout devient possible puisqu'il faut accepter le caractère "artistique" de la mystification. Si Pinoncely prétend qu'il a accompli une œuvre d'art en brisant l'urinoir, il admet implicitement que Duchamp avait réalisé une telle œuvre avec sa pissotière. Et il a tenté de s'en attribuer la gloire en greffant sur l'urinoir de Duchamp sa propre vision artistique. Reconnaissant donc la valeur de l'œuvre initiale, il devra indemniser le préjudice causé pour l'avoir dénaturé !
D’autres affaires illustrent cet art de la performance.

Par exemple, le 28 juin 2006, la Cour d'appel de Paris a reconnu que l’inscription du mot "paradis" au-dessus de la porte des toilettes d'un ancien asile [si l'on est un artiste connu] est une oeuvre qui emporte pour conséquence qu’une photographie de cette porte sans autorisation est une contrefaçon. Le procès est porté en cassation (CA Paris, 28 juin 2006, Com. Com. Elec. 2006, 120)

Mais alors qu’en sera-t-il de notre artiste et de son baiser apposé sur cette toile blanche estimée tout de même à 2 millions d’euros !

Le Monde déclare qu'il existe un « rapport dissymétrique [entre ce geste et la valeur présumée du tableau] qu’il convient d’interroger et peut-être de corriger ». Selon le journaliste, « assimiler un bisous, un acte d’une infinie tendresse, à du vandalisme peut constituer un dangereux précédent où l’on verrait l’art marchand officialiser sa haine de l’amour ».

Mais l’auteur de cette toile est considéré comme "le représentant de l’art en mouvement, de l’art comme expression de la vie". Dans ce cas, le geste de Rindy, poussée par une irrésistible envie d’embrasser l’œuvre, ne procède-t-il pas également du mouvement même de la vie? Notre protagoniste n’a-t-elle pas d'ailleurs déclaré, après son geste, que les œuvres de Twombly "redonnaient de la consistance ontologique à son être" ? Et cette toile, vierge, n’appelait elle pas une réaction du public auquel elle s’adresse, dans une quête de collaboration artistique ? Bref, n'avons nous pas affaire à deux gestes artistiques, aussi légitime l'un que l'autre, qu'il convient de considérer comme formant un tout dans le processus créateur de l'oeuvre ?

Car peut-être est-ce là l’issue juridique, considérer Mlle Rindy Sam comme coauteur de l’œuvre dont le baiser est ainsi venu parachever la création d’un art en mouvement.

Liens utiles :
- A propos d'une sculpture à forme d'urinoir ou d'un urinoir élevé au statut de sculpture…
- Le journal de Musarde
- Dossier de l’actualité du droit de l’information
- Traité de la propriété littéraire et artistique (Lucas, Litec, 3e Ed, 2006).
- Droits d’auteur et droits voisins (Caron, Litec, 2006)
- L’art en conflits. L’œuvre de l’esprit entre droit et sociologie (Bernard Edelman ; Nathalie Heinich, La Découverte, 2002).

En matière de coauteur "inattendu", voici quelques affaires tirées d'un site consacré aux arnaques artistiques.
Emmanuel Pierrat fut le premier à faire reconnaître par une cour d'appel le caractère artistique d'une performance : au Louvre, Alberto Sorbelli, en porte-jarretelles, a embrassé la Joconde devant l'objectif de sa photographe. Un conflit l'opposant à cette dernière, maître Pierrat a obtenu du tribunal qu'il reconnaisse le caractère artistique plein et entier du performeur : "C'est une vieille discussion, qui a commencé avec l'affaire opposant Renoir au sculpteur Guino. Rongé par l'arthrose, Renoir donnait ses instructions à un technicien, sans intervenir physiquement dans ses sculptures. Le tribunal a reconnu un statut de coauteur à l'auxiliaire". D'autres artistes, comme Sophie Calle, ont ainsi recours à des photographes pour fixer leurs actions. Dans le cas d'Orlan, ce sont les chirugiens intervenants sur le corps de l'artiste qui peuvent se réclamer coauteur. Désormais, des contrats préalables permettent d'établir une paternité. Qui fut très tôt reconnue au couple Christo, lorsqu'ils revendiquèrent, avec succès, les droits sur les photos prises du pont Neuf empaqueté par leurs soins.


Emmanuel Pierrat écrivait naguère dans la revue L'Œil que le droit d'auteur est souvent en décalage avec l'art actuel. Son point de vue est aujourd'hui plus nuancé : "L'art contemporain poserait de nouveaux problèmes, explique-t-il, parce qu'on ne sait plus qui est l'auteur, mais le cas se pose aussi avec la Renaissance. La notion d'atelier ne date pas d'aujourd'hui, elle a toujours existé dans l'histoire de l'art. J'ai été le conseil d'Arman, et à la fin de sa vie, les pièces sortaient toutes seules ! On devrait signaler "atelier de...", dans ces cas-là. Murakami donne la liste de tous ses assistants derrière chacun de ses tableaux. Il s'agit sans doute plutôt d'une démarche artistique, ou marketing, mais c'est le seul qui, en droit, soit nickel."